Françoise Loiselet
Illustration CréationSiteInternet.BZH by Cymadiau pour F.Loiselet
Brevalaire
Brevalaire était né sur la table de bois de la cuisine, un beau jour que le vent d’est avait nettoyé le ciel comme une vitre, repassé la mer comme une nappe.
Le docteur était arrivé en pédalant sans se presser, depuis le bourg. C’était un homme d’expérience, il contrariait ses patients lorsqu’il fallait remettre bon ordre dans leurs idées, mais jamais le vent.
Il aida Brevalaire à se glisser hors du ventre de sa mère, lui souhaita la bienvenue d’un sonore « Joli morceau que voilà ! », l’examina sous toutes les coutures, le tendit à sa mère en énonçant :
- Pas la moindre malfaçon sur ce petit-là ! Il lui sort du lait de ses tétons, c’est le signe qu’il sera un homme fort.
Brevalaire grandit au hameau de Men Meur, qui se trouve un peu plus haut, et un peu plus à droite que le croisement du 48ème parallèle Nord et du 5ème méridien ouest. C’est un bon endroit pour grandir. Les rochers y figurent un bestiaire gigantesque et immobile. La dune y est douce et moelleuse, comme les coussins d’un palais d’Orient. Les plages sont tapissées de sable répandu par un tamis céleste, liquide comme l’eau, pourtant tenant le pied. Les humeurs de la mer, imprévisible, caractérielle, plus souvent capable de férocité que d’alanguissement, changeaient à leur guise l’arrangement du paysage, qui, s’il pouvait parfois paraître bien ordonné, figurait le plus souvent un sacré foutoir. Même le trait d’horizon se trouvait rarement droit.
C’est pourquoi Brevalaire grandit sans se soucier d’aucun ordre établi.
Sa mère le bourrait de crêpes pour le consoler de ses chagrins et de ses écorchures. Son père fabriquait pour lui de merveilleux petits bateaux. Les jours de beau temps, il embarquait son fils quand il sortait relever ses casiers. A l’âge de sept ans, Brevalaire savait ramer et godiller avec l’habileté d’un vieux pêcheur.
Il devint un jeune homme magnifique. Les années passées à escalader les rochers, à courir dans les dunes, arpenter les plages, plonger dans la mer lui avaient forgé une musculature. Ses yeux luisaient du bleu terrible que portent les grands sages et les fous, sa chevelure ondulait comme un bouquet de laminaires.
En ces contrées, cependant, la beauté des figures n’est pas élevée au rang de vertu, même pas d’avantage. Les gens n’y sont pas idiots.
Brevalaire partit à Brest pour faire des études à l’École Navale. Il était fort en tout, mais il trouvait plates et grises les eaux du port de Brest. Il sortait chez les parents de ses copains. Il y avait des tapis sur les planchers luisants, toutes sortes d’objets sans usage dans des vitrines impeccables, des jeunes filles bien nées qui portaient des robes de salon et des cheveux tirés, et qui le considéraient avec une insistance plus inquiétante que l’insolence. Il se sentait comme un poisson pris dans un aquarium.
Il termina en bonne place la quatrième et dernière année d’école. Il jeta son sac dans sa vieille 4L rouge, qui connaissait par cœur la route pour rentrer à Men Meur. A sa mère, il demanda un coup de main pour emménager dans la maison abandonnée du grand-père. A son père, il demanda des tuyaux pour trouver un bateau fiable et bien motorisé.
C’est ainsi que Brevalaire posa son sac à la pointe de Neiz-Vran, à quelques encablures de Men Meur. De sa maison, il contemple le Marc’heg Du, beau caseyeur de huit mètres, à propulsion moteur Couach de soixante chevaux, tenu par le nez sur son mouillage. Une bonne monture, rompue aux sales coups des courants, des contre-courants, des rochers embusqués, et des traîtrises de la houle.
Son père, qui se faisait vieux, lui donna ses douze casiers à crabes, et la vieille carte marine sur laquelle il avait méticuleusement consigné tous ses coins de pêche. Il y avait marqué au crayon gris toutes les observations qu’il avait faites, depuis trente ans qu’il fréquentait les rochers en ces lieux.
A Mean Ploum, le tombant sud t’abrite de la houle, mais il ne donne rien avec les marées de moins de 90.
Attends toujours que Pil Kaour sorte ses trois têtes pour remonter tes casiers.
Ne va pas tourner autour de Kibell si ton moteur a des faiblesses. Une fille qui se transforme en furie sans rime ni raison, tu vois ? Kibell est encore pire.
La première saison de pêche de Brevalaire fut honorable. Il vendit ses crabes, ses homards et ses araignées aux mareyeurs. Il avait de quoi passer l’hiver tranquille. Il abrita le Marec’heg Du dans le hangar de son père. Ils y passèrent tous les deux des heures et des jours sereins, à l’apprêter pour le printemps prochain.
Le 2 mars, la journée était parfaite pour repartir en pêche. Le ciel et la mer s’arrangèrent pour déployer un faste paisible et lumineux, comme une cérémonie.
Ainsi démarra, sous les meilleurs augures, la seconde saison de pêche de Brevalaire et du Marc’heg Du.
Le 16 mars, à l’approche de Mean Pig Bihan, vers l’heure de l’étale de basse mer, le courant faiblissant étirait de longues arabesques sur la surface de l’eau, qui semblait faite de tissus cousus en circonvolutions.
Brevalaire trouva la bouée de son casier exactement là où il l’avait posée la veille, à l’aplomb d’un rocher qui figure un ange aux ailes pliées, quand on l’approche par l’ouest.
Sur les trente mètres de mesure de la corde, il en remonta à peine deux, avant de comprendre que le casier contenait quelque chose d’inhabituel.
Des soubresauts très vifs remontaient par la corde jusqu’à son bras.
Il dut se caler solidement contre le bordé .
Même un congre furieux piégé dans un casier ne provoque pas d’aussi violentes secousses.
Peut-être un jeune phoque trop curieux, qui est allé se fourrer dans l’embarras, et s’énerve ?
Brevalaire en était là de ses supputations, pestant contre le bestiau qui, non seulement l’obligeait à tirer comme un forçat, mais laissait à penser qu’il fallait faire une croix sur les crabes et les homards pour cette fois-là, quand il put distinguer dans l’eau son casier qui remontait au bout de sa corde.
Il en fut si stupéfait qu’il tomba assis au fond de son bateau. Il tourna le bout sur un taquet, le temps de rassembler ses esprits.
Une hallucination. Ce ne pouvait être qu’une hallucination. Brevalaire ne buvait pas d’alcool, et ne fumait rien, ni cigarettes, ni rien d’illégal. Il eut une bouffée d’inquiétude. Et s’il devenait fou ?
Mais le bout menaçait bel et bien d’arracher le taquet qui le retenait, tant il faisait des à-coups.
Brevalaire se pencha à nouveau pour observer son casier, qui gigotait à trois mètres sous la surface.
Par le trou, sortaient deux bras blancs. Ça ressemblait furieusement à deux bras blancs qui s’agitaient. On pouvait même distinguer les deux mains, qui cramponnaient la corde. La chose tirait dessus avec assez de force pour provoquer des secousses et des remous.
Brevalaire arrêta de réfléchir. C’est le plus sage parti en de telles circonstances. Sinon, comment demeurer en état d’homme, lorsque deux mains, sorties du casier que vous déposez dans votre bateau, s’agrippent à votre bras ?
C’est ainsi que Brevalaire fit la connaissance de Soizic, sirène de profession, très susceptible de caractère, mais pourvue d’un bon fond, cependant. Cela ne sautait pas aux yeux, car Soizic était vraiment d’une susceptibilité qui lui hérissait les écailles à la moindre alerte. Brevalaire en fit les frais.
- « Je ne suis pas comestible, je n’ai pas cours sur les criées, si c’est ce que vous êtes en train de vous demander », annonça-t-elle , avec très peu d’aménité.
Brevalaire avait autre chose à penser que l’éventuelle valeur marchande de la sirène enroulée dans son casier. A dire vrai, il était tout embrouillé, pas encore tout à fait sûr de ne pas être sous le coup d’une crise de folie.
- Qu’est-ce que vous faites, dans mon casier ? fut tout ce qu’il réussit à formuler.
- Elle est intéressante, votre question. Vous en avez d’autres du même tonneau?
Le pauvre Brevalaire demeurait tout ahuri.
Soizic avait replié ses bras contre ses seins. Elle se trouvait très à l’étroit dans le casier. Son corps s’y enroulait en un tour et demi. Elle craignait de perdre des écailles dans cette histoire. Le lest en plomb lui sciait l’omoplate. Elle profita cependant de la sidération du jeune pêcheur pour le considérer avec attention. S’y ajouta très vite de l’intérêt, car le jeune homme était fort beau. « Tiens tiens… », se dit-elle.
- Vous faites toujours de cette manière ? lança-t-elle.
- Comment ça ? bredouilla Brevalaire après un retard, passé à avoir l’air idiot.
- Vous prenez toujours cet air crétin pour regarder vos crabes en attendant qu’ils sortent tout seuls de votre casier ?
- Mais… non, bien sûr que non !
- Alors, si Monsieur veut bien avoir l’amabilité de me sortir de ce casier… Mais il va falloir commencer par débrouiller mes cheveux, qui sont tout entortillés dans les mailles. Je vous préviens, ça va prendre des heures. La pêche, aujourd’hui, c’est foutu pour vous, je vous le dis tout de suite.
Et voilà comment Brevalaire passa deux heures à démêler les nœuds qu’avaient faits les cheveux de Soizic en se prenant dans les mailles du casier. Il le fit avec la patience et la douceur d’une brodeuse, sans dire un mot. Il était formidablement intimidé.
Soizic s’était tue. Bien des années auparavant, elle avait sauvé de la noyade un humain, tombé d’un bateau. Ses bottes faisaient des semelles de plomb, il coulait tout droit. Elle l’avait tenu dans ses bras pour le ramener à la surface. Il était disgracieux, osseux et chauve. Une fois le boulot fait, elle ne s’était pas attardée.
Cette fois-ci, les choses se présentaient de manière autrement intéressante. Ces deux heures comptaient dans les meilleures de sa vie.
Elle fit l’andouille, pour commencer. Brevalaire dut la tenir très serrée dans ses bras pour l’aider à sortir du casier. Elle mit sa meilleure mauvaise foi à se faire gauche. Comme chacun le sait, pourtant, nul n’est agile comme une sirène. Soizic n’était restée prisonnière du casier qu’à cause de ses cheveux pris dans les mailles.
Etape deux : elle fit la belle. Elle s’allongea sur un banc, face à Brevalaire, et le pria de passer sa main, avec lenteur et précautions, pour vérifier qu’elle n’avait pas perdu d’écailles. Puis qu’aucune égratignure n’avait abimé sa peau. Elle prétendit ne pas pouvoir se fier à ses propres mains, pour des raisons compliquées qui tiennent à la physiologie de son espèce, ce qui est archi faux.
Bref, elle usa de toutes les malhonnêtetés pour tirer le meilleur parti des quelques heures qu’elle pouvait passer hors de l’eau.
Il faut savoir, en effet, que le temps hors de l’eau est compté pour les sirènes. Au bout d’environ deux ou trois heures (cela dépend des sous-espèces) , leurs écailles tombent en lambeaux, leur peau bleuit et se ratatine comme du parchemin , elles suffoquent, et meurent très vite. Le processus de pourrissement est extrêmement rapide. Une sirène crevée est une loque méphitique.
Etape trois : il était temps de conclure. Un premier frisson glacé, de très mauvais augure, l’avait alertée.
- Mon bel ami, dit-elle en optimisant ses effets au moyen d’ondulations adéquates, vous m’avez sauvée, je suis votre débiteur. Demandez-moi ce que vous voulez, vous l’aurez. Mais décidez vite, ça urge.
Brevalaire sortit de sa torpeur, comme si une flèche l’avait réveillé.
- Ce que je veux ? Vraiment ? C’est simple : des casiers remplis de crabes et de homards tous les jours.
- C’est comme si c’était fait.
Et Soizic plongea. Elle disparut dans la profondeur de l’eau.
Le lendemain, et tous les jours suivants, Brevalaire remonta ses casiers, bourrés jusqu’à la gueule d’un assortiment de homards bleus et de crabes énormes. Ils étaient si tassés dans la nasse que Brevalaire les sortait en guirlandes de trois ou quatre, accrochés par leurs pinces. Il fit une saison exceptionnelle. Ses bêtes magnifiques se vendaient comme des petits pains. Il gagna beaucoup d’argent. Il investit dans un treuil pour remonter ses casiers, pour soulager ses bras, dont les muscles avaient doublé de taille, à force de relever des dizaines de kilos quotidiens. Il aurait pu recouvrir de feuilles d’or la coque du Marc’heg Du sans risquer la banqueroute. Mais, en ces contrées, nul n’a jamais trouvé de bon sens à un bateau avec de l’or. Les gens n’y sont pas fous.
Par contre, ils y sont un poil soupçonneux. Ca ne tarda pas à jaser dans les tavernes et sur les dunes.
- Qu’est-ce donc qu’il met dans ses casiers, le Brevalaire, pour attraper comme il attrape ?
- Il a frayé avec le Diable, c’est pas possible ! Il va nous vider les rochers, à ce train-là.
Avec l’air dégagé, on surveilla ses caisses de boëte pour voir ce qu’elles contenaient de spécial. On posa des casiers tout près des siens. Mais Brevalaire appâtait avec des morceaux de vieille ou des têtes de congres, comme tout le monde. Il aurait aussi bien pu ne rien mettre pour appâter, mais il se méfiait, à juste raison. Mieux vaut ne pas en rajouter quand on est chanceux, en ces contrées.
Parfois, il est vrai, un pêcheur remontait son casier aussi magnifiquement garni que ceux de Brevalaire. Alors, on supputait. Brevalaire savait où aller, mais aussi quand il fallait y aller. Etait-ce affaire de météo, de marée ? Brevalaire n’en disait jamais rien. Il faut dire que personne ne lui posait la question. En ces contrées, on ne questionne pas. On observe.
S’ils avaient su…
Soizic pouvait manquer de rigueur. Cela arrivait les jours où elle était préoccupée car son chinchard de compagnie souffrait de coliques, ou bien les jours où elle était très en retard.
Il faut savoir, en effet, que les sirènes ont des obligations. Qui cultive les champs d’algues, à votre avis ? D’où croyez-vous que proviennent leurs immenses richesses ? Elles ne tombent pas du ciel, mais des bateaux que les sirènes entraînent par le fond, pardi ! Elles travaillent en équipes de trois, à tour de rôle.
Soizic n’était pas très disciplinée. Elle était souvent à la bourre. Du coup, elle manquait de rigueur. Il arrivait alors qu’elle remplisse par erreur un casier qui n’appartenait pas à Brevalaire.
Bref, personne ne parvenait à percer le secret de Brevalaire, qui s’enrichissait démesurément.
Il ne commettait pas l’erreur de jeter de la poudre aux yeux. Il ne montrait aucun signe ostentatoire de fortune. Mais douze casiers pleins, tous les jours, multipliés par le prix du kilo, ce n’est pas compliqué à compter. On connaît par cœur les tables de multiplication, en ces contrées.
Fort heureusement, on y est fier, on y est orgueilleux. L’orgueil a cela de bon qu’il préserve de l’envie. On ne montra donc pas de malveillance à l’endroit de Brevalaire. On ne sortit pas la nuit pour percer la coque du Marec’heg Du avec une chignole, ni
verser du sucre dans son réservoir de gasoil.
On se contenta d’une sorte de flegme, additionné d’un soupçon de méfiance, qui s’expliquait par la persistance de l’éventualité que Brevalaire traficotait avec le Diable.
A dire vrai, il fallait être un natif de ces contrées, comme Brevalaire, pour remarquer que les gens marquaient bel et bien une différence avec leur conduite habituelle.
Il s’en fit une raison.
Par contre, il ne vit pas venir un autre front, qui menaçait pourtant.
Sa mère vint le voir à l’heure du café. Comme d’habitude, elle avait rempli son panier de crêpes et de galettes. Mais il y avait comme une ombre sur sa physionomie.
- Mon garçon, lui dit-elle, j’ai du me lever bien avant le jour pour te faire ces crêpes et ces galettes. Tout le restant du jour, ton père et moi n’avons plus de repos. Si ce n’était que le voisinage, cela irait encore. Mais voilà que ça arrive depuis Plouneventer, et même au-delà. Pas plus tard qu’hier, c’est une dame de Landivisiau qui s’est présentée. Te rends-tu compte ?
- Mam, de quoi me parles-tu ? Je ne comprends pas.
- Tous les jours, c’est le pardon du Folgoët qui défile en procession dans ma cuisine. Il y a de la rustique et de la parfumée. Tu ne devines pas pourquoi ? Pose donc le pied à terre, pour une fois !
Brevalaire commençait à comprendre, mais sa mère enfonça le clou. Elle lui raconta les dames qui ne prenaient même pas la peine de trouver des prétextes pour envahir sa cuisine. Elles avaient des filles qui, s’il fallait les en croire, rivalisaient de caractère et de beauté. A croire que la terre ployait sous un cortège de jeunes filles à marier, toutes plus avantageuses les unes que les autres.
- Elles ont perdu toute mesure. C’est terrifiant, sais-tu, d’entendre une dame qui devrait savoir se tenir vanter sa fille comme une vache de foire. Je suis à bout. Ton père ne mange plus. Il dépérit. Il faut que tu te maries, que cela cesse.
C’est ainsi que Brevalaire apprit le poids que fait peser la fortune.
Il promit à sa mère qu’il se rangerait dans l’année, mais il ignorait encore que sa trop belle figure aggravait grandement la difficulté.
Il se mit en quête d’une bonne compagne. Mais il n’était pas rompu en ces affaires, qui sont bien compliquées.
Il reçut des enveloppes par la Poste, qui contenaient des culottes de dentelle souillées, ou encore des photographies inconvenantes, assorties de phrases qu’il ne comprenait pas.
C’était terrifiant.
On l’a dit, Soizic avait un bon fond, en dépit d’un caractère ombrageux.
Il faut savoir que les sirènes sont douées de neuf sens. Les nôtres, ce qui fait cinq, plus trois autres, que vous apprendrez dans d’autres aventures, ce qui fait huit, plus le bon, ce qui fait le compte.
Soizic prit donc la mesure du désarroi qu’éprouvait Brevalaire .
Elle s’assit sur l’un de ses casiers, et attendit tranquillement qu’il vienne pour le relever. Elle avait tant entassé les homards que pas un ne pouvait lever une pince , et risquer de faire un accroc dans sa somptueuse queue d’écailles.
De surprise, Brevalaire faillit sectionner sa main en faisant n’importe quoi avec son treuil.
- Oh là, mon bel ami, dit-elle en sautant avec élégance pour s’allonger sur le pont du Marc’heg Du, je vous ai connu moins empoté !
Elle secoua langoureusement sa queue pour se sécher, d’une part, pour embrouiller Brevalaire, surtout.
- Ca ne se voit pas, mais je suis bonne fille. Demandez-moi ce que vous voulez, vous l’aurez. Mais cette promesse efface la précédente.
Elle fit des effets de queue, des effets de cheveux et des effets ondulatoires. Aucune sirène ne peut s’en empêcher en présence d’un humain de belle composition, et Soizic encore moins qu’une autre.
- Et bien, dit Brevalaire, que le flot de lettres de la Poste avait assez mûri, je veux une bonne compagne.
Pour faire bonne mesure, il s’affairait à son treuil. C’était moins risqué que de regarder les ondulations de Soizic. Celle-ci en conçut quelque vexation.
- Vous allez finir par le dérégler complètement, ce pauvre truc. Le mal que je me donne pour un rustre de votre espèce… Mais soit, c’est comme si c’était fait.
Et elle plongea.
A la façon dont guident les sirènes, elle guida jusqu’à la jetée une jeune fille.
Celle-ci n’avait rien de très remarquable dans l’apparence, rien de disgracieux, rien d’admirable non plus.
Mais elle se prénommait Soizic, et elle n’était pas sotte. Celles qui portent ce nom sont de la meilleure eau. Les sirènes le savent.
Elle aida Brevalaire à décharger sa pêche, puisqu’elle se trouvait là.
Ce fut la dernière de ses pêches extraordinaires.
De ce jour, il pêcha normalement, et vécut heureux auprès de Soizic, pendant soixante dix-sept années.
Depuis cette histoire, les hommes de ces contrées sont excessivement précautionneux. Leur état de fortune ne se mesure jamais à leurs atours. Un seul indice peut donner une indication : une voiture qui brille de tous ses chromes, qui n’est pas toute cabossée, toute blessée par la rouille, signale assez sûrement un état d’endettement très avancé. Alors, méfiance.
Et ne vous avisez surtout pas de leur servir des compliments sur leur belle figure ! Ce serait une grave erreur. On vous rayerait des listes sans délai.
En ces contrées, bien des repères sont inversés.
Françoise Loiselet est romancière et auteure de théatre. Elle travaille aussi la matière comme le papier ou le tissu...
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