Françoise Loiselet
Illustration CréationSiteInternet.BZH by Cymadiau pour F.Loiselet
Le pêcheur d’ormeaux
Ormeau : gastéropode marin herbivore vivant sur des rochers de fond. Belle coquille nacrée. Très recherché pour ses qualités gustatives. Pêche interdite. Pêché quand même.
Je m’appelle Brévalaire, et là, je ne suis pas fier-fier. Si j’étais vraiment mort, je ne dirais sûrement pas « je m’appelle Brévalaire », j’aurais l’air d’un con. Donc, je ne suis pas mort. Il semble que je suis dans un caisson de décompression. C’est marqué : « Hyperbarométrie VHT-2000 » sur ma droite. Dans les cercueils, il n’y a rien de marqué, je pense. Il faudra que je vérifie. Je suis en combinaison de plongée, mais ça ne prouve rien. Solenn est capable de me faire enterrer en combinaison de plongée. Depuis quand suis-je dans ce caisson, s’il s’agit bien d’un caisson ? Il va falloir que quelqu’un pense à me sortir de là sans trop tarder, parce que Solenn va encore râler qu’elle en a marre de me faire à manger à pas d’heure.
Ca fait dix ans que je lui explique qu’il suffit de regarder l’horaire des marées, je l’ai même collé dans la cuisine. Je rentre à peu près une heure après la marée basse, c’est quand même pas compliqué ! J’ai des horaires fixes mais variables, voilà tout. Qui d’autre serait capable de dire, le 16 mars, à quelle heure il sera là pour déjeuner le 22 octobre ? Ma femme est d’une mauvaise foi monumentale, mais mon assiette est toujours prête quand je sors de l’eau. Si je pissais, je serais sûr que je ne suis pas mort. L’hiver, je pisse toujours dans ma combinaison, quand je me mets à l’eau. Ca tiédit la flotte qui s’infiltre. Se mettre à l’eau, c’est ce qu’il y a de plus dur dans ce métier. Surtout la tête. Je me demande si ça ne ratatine pas le cerveau autant que l’autre matos. Il faudrait faire des radios pour vérifier. Moi, ça ne m’étonnerait pas. Je ne peux quand même pas pisser dans ce caisson, ce serait dégueulasse. Si je suis mort, ça risque de compliquer mes affaires de jugement dernier. Déjà qu’elles ne sont pas claires-claires… Quoique, à mon avis, le gars Saint Pierre est mieux renseigné que les flics maritimes. M’étonnerait qu’il m’accuse, lui aussi, d’être un génocidaire d’ormeaux. Il suffit qu’il jette un œil pour vérifier que les ormeaux sont en voie de disparition à peu près comme ma femme en voie de béatification. Je suis sûr que ce type a les moyens de regarder jusqu’au fond de la fosse des Mariannes. Pratique, pour la pêche ! Si ça se trouve, il serait bien content d’avoir mes statistiques.
Depuis dix ans que je fais les ormeaux, j’ai dix cahiers de statistiques. Tous les jours, je marque la pression barométrique, le coefficient de marée, la température de l’eau, quel vent il y a, jusqu’où je suis allé, à quelle profondeur, combien de kilos j’ai fait. Je peux démontrer au pire des écolos que les ormeaux sont extrêmement résistants aux marées noires, j’en ai passé trois. Il y a une petite loupiote sur la trappe d’ouverture. C’est déjà ça. Ca tend à prouver qu’il s’agit bien d’un appareil conçu pour une personne pas encore décédée. Mais c’est impossible de l’ouvrir de l’intérieur. J’ai mis un coup de poing dans la paroi, des fois que ça rappelle à quelqu’un que j’existe, mais ça m’a l’air aussi épais qu’une double coque de cargo. Quand même, s’il y avait marqué « sortie », je serais sûr que c’est prévu d’en sortir. J’en connais qui flipperaient, là dedans. Si Solenn sait que je suis là, je vais l’engueuler. Pour une fois, j’aimerais bien l’entendre hurler… Elle pourrait crier un bon coup pour me dire qu’elle est là…Elle sait très bien que je déteste être enfermé. Mais, si elle ne sait pas où je suis, je suis foutu. Elle doit être aux quatre cents coups. Quand je rentre de plongée, je n’ai même pas le droit de faire un détour par Teleskok pour aller voir les phoques, parce que Madame s’inquiète de ne pas me voir rentrer. J’ai beau lui expliquer, avec une patience de bénédictin, que je peux mettre un moment à trouver mes viviers coulés sur le fond, elle râle. Le pire, c’est avec un vent d’ouest. Avec un vent d’ouest, il faut vraiment que je sois pratiquement à terre pour qu’elle entende mon moteur, et c’est là que l’eau n’est pas claire. Mes viviers sont coulés sur le fond. Ce sont deux tambours de machine à laver, reliés par un bout. Le type qui a inventé les tambours de machines à laver devait plonger sur les ormeaux, c’est impeccable. Si je mettais une bouée dessus, ils ne feraient pas long feu, avec les drôles qui pêchent dans le secteur. Vidés tous les jours, ils seraient. Je mets une gaffe à l’eau, jusqu’à ce que je croche le bout. Si je ne vois pas le fond, ça peut être un peu long, à cause de la dérive.
Si j’avais Saint Pierre avec moi dans mon bateau, je rentrerais toujours à l’heure, et ma femme serait toujours de bon poil. Tant qu’à être coincé là-dedans, examinons le problème. Le problème est que Solenn fait la gueule quand je mets du temps à trouver mes viviers, que je suis très malheureux quand Solenn fait la gueule, mais que je suis bien obligé de mettre mes ormeaux dans des viviers avant de rentrer. Reprenons la problématique telle qu’elle se pose : J’ai rempli mon sac d’ormeaux, et je remonte dans mon bateau. Un moment, j’ai poussé la perfection. Au lieu de sortir mon sac, je l’accrochais derrière mon bateau, sur un bout tourné à portée de main. En cas de flics maritimes, je n’avais qu’à le lâcher, ni vu ni connu . Mais ça consommait un max d’essence, de traîner quinze kilos. J’ai arrêté. Je verrai toujours les flics d’assez loin pour bazarder mon sac par-dessus bord. Je dois donc maintenant rentrer le plus vite possible, rapport au sale caractère de Solenn. Mais sans le sac, rapport aux flics qui m’attendraient à terre. Leur rêve, c’est de me choper avec des ormeaux, pour me confisquer tout mon matériel. Vous allez me dire qu’il y a bien un rocher au bord, où je peux coincer mon sac. Je n’aurais plus qu’à venir le chercher à pied de nuit, discrètement. Sauf que mes sorties en mer sont observées attentivement par, au moins, six paires de jumelles. Mon sac, quelqu’un l’aura récupéré avant moi. Je n’ai pas encore trouvé d’autre solution que les viviers. La nuit, je prends un canot tellement pourri que les flics me rendraient service s’ils le saisissaient, pour aller chercher mes commandes du lendemain.
De la maison, Solenn peut voir passer les flics. Alors, elle amène la bagnole sur la dune, et elle me fait des appels de phares. Une nuit, ils sont venus lui demander à qui elle faisait des signaux . Elle les a expédiés : « depuis quand on n’aurait pas le droit de faire des appels de phare sur la dune, la nuit, je vous prie ? « Ma femme a du culot, j’aime bien. C’est elle qui s’occupe des commandes. Elle a dressé tous les clients pour qu’ils ne disent jamais le mot « ormeau ». C’est un peu parano, mais c’est marrant. En conséquence de quoi, je vends des « autocollants » ou des « adhésifs » ! Il n’y a que Solenn pour trouver un truc aussi marrant. Bon, ça ne me remonte pas le moral de penser à ma femme. Seigneur, faites qu’elle se rappelle que je lui ai interdit d’appeler la SNSM, par pitié ! Hélas, je ne connais que trop ma bestiole. Elle est capable de me cracher qu’un mort, même hypothétique, n’a d’ordre à donner à personne. Rien qu’à calculer la facture d’hélico qu’on va me demander de rembourser, je sens que je vais refuser de sortir de ce caisson. Encore faudrait-il qu’on me le suggérât, comme dirait mon crétin de beau-frère…. Je me sens parfaitement pressurisé, les gars. Si vous me laissez là-dedans, est-ce qu’il n’y a pas un risque de faire une dépression ? Décompression, dépression, c’est pratiquement pareil, non ? Je ne vois pas comment j’ai pu rater un palier de décompression, mais quelle autre explication à ma présence dans ce cercueil, en combinaison de plongée ?
Alors, c’est grave. Peut-être que j’ai quelque chose qui déconne dans le cerveau, qui m’embrouille mes calculs de paliers ? Nom de Dieu ! Quelqu’un me parle dans un micro ! - Vous m’entendez ? - Evidemment, je vous entends ! Si vous attendrez que je sois mort, ça ne va plus être long. Je déteste être enfermé. - Si je vous dis « un troisième enfant vaut mieux qu’un congélateur neuf », ça vous fait penser à quoi ? - Proverbe de l’Almanach du Marin Breton. Page 203. En haut. - Brillant. Pour un type qui a fait un gros accident de décompression, vous n’avez pas l’air trop amoché. Pour vos ormeaux, vous nous invitez ce soir, ou plutôt demain ? On est quatre pompiers, plus le Commandant de la Gendarmerie Maritime. Vu le poids de votre sac, ça devrait le faire, non ?
Françoise Loiselet est romancière et auteure de théatre. Elle travaille aussi la matière comme le papier ou le tissu...
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